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Pertes Et Fracas : Notes sur le Manque

Le château sentimental

14 Septembre 2016 , Rédigé par Damien V. Isoard Publié dans #Notes

Avant d'être envahi, j’étais un simple château. Des fondements, des bases simples, un donjon où étaient enfermés les plus noirs des secrets du propriétaire. Rien de plus qu’une calme population qui vaquait à ses occupations. Les fortifications ne s’élevaient pas haut, mon cœur était ouvert à tous. Je n’avais de raison de me méfier de personne. Oh bien sûr, on voyait la personnalité des travailleurs qui m’avaient construit dans chacune de de mes rues. Si je n'étais pas un château avec beaucoup de cachet, je ne manquais pas de charme non plus. Et si mes défenses n'étaient pas des plus fortes, elles avaient résisté a plusieurs assauts. Enfin, pas à proprement parler. Jamais aucune armée n'avait tenté de s'emparer de ma place forte, non … Mais plusieurs fois elles avaient ébranlé mes fondations mêmes. L'une d'elle comptait même dans ses rangs un de mes créateurs. Mais je tins bon. Je n'étais pas un château si faible que ça. Mon peuple, apeuré par ces attaques, mura le cœur de la ville.

Puis elle arriva. La puissante force d’invasion. D’une beauté a couper le souffle. Une beauté naturelle, pas de luisantes armures brillant de mille feux ou d’armes exotiques. Juste la beauté, simple. Une armée non entraînée aux jeux de guerre, elle semblait tout aussi jeune que mes fondations, et pourtant la conquête se fit prestement, comme jamais un château ne fut pris, sans aucun problème, le peuple lui ouvrit même la porte. Comme si ceux qui habitaient le cœur du lieu n’attendaient que ça, l’invasion. Pour le guider, l’emmener plus loin, rendre leur domicile plus beau, plus grand, plus cultivé. Si guerre il y eut, rien ne fut détruit, tous furent épargnés. Pourtant je me souviens de la violence avec laquelle je ressentis l'arrivée de ces forces guerrières. Jamais mes murailles n'avaient tant bougé. Jamais mes fondations n'avaient tant vibré. Jamais mon donjon n'avait tant tremblé. Jamais, au grand jamais, mon cœur châtelain n'avait tant battu.
Je n’ai jamais compris pourquoi avoir choisi un château comme moi. Je n’étais ni le plus grand, ni le plus fort, ni le plus beau, surtout pas le plus beau, ni le plus cultivé. Mes bibliothèques n’étaient pas vides non, mais il y avait de la place pour remplir. En même temps, j’étais un jeune château.
Après que je fus conquis arriva mon âge d’or, je vivais enfin tel un puissant château fort. La nouvelle population avait pris ses aises rapidement. Elle avait ouvert les portes et accueilli des dizaines de nouveaux arrivants. Elle avait ouvert mes bibliothèques pour y importer des livres de son propre royaume. Elle avait ouvert mes donjons et laissé entrer la lumière sur mes plus noirs secrets. C’était un nouveau lieu, plein de vie. Tout avait changé céans et j’étais aussi heureux qu’un château puisse l’être. Oh il y eut de nouvelles tentatives d'invasion, et je subis de surcroît dans le même temps diverses catastrophes. Les dizaines d’invasions échouèrent. Les catastrophes me laissèrent debout. Et le château resta en les mains de ses habitants. De toute façon, mes défenses s’étaient améliorées. Jamais je ne laisserais entrer de nouvel envahisseur en ma place forte. Personne ne prendrait leur place.
Mais un jour, la population entière mourut, d'une maladie commune, foudroyante. Dès lors, la place tomba. Il n'y eut plus d'envahisseurs, en même temps, qui voudrait d'un château en miettes? Le peu d'habitants qui parfois rejoignait mes terres désolées ne pouvait pas rester longtemps, hantés par les fantômes de l'armée qui avait autrefois été mienne. Dont j'avais autrefois été sien. Sans la volonté d'avancer, plus personne ne m’entretint. Le peuple, celui d'avant, le peuple premier, celu qui avaient survécu avec le souvenir de la grande force d'invasion, se cacha en mon donjon et l’orage finit par passer. Mais il ne restait plus rien du puissant château que j’avais été. Il ne restait de moi que pierres éparpillées. Il ne restait de mes bibliothèques que des livres déchirés. Il ne restait de mes fondations que des trous dans le sol boueux. Il ne restait de ma place forte rien d'autre que des cendres. Il ne restait plus rien. Plus rien.
Dans ce genre de scénario, il n’y a que deux choix possibles pour le peuple. Se relever et reconstruire, ou ne rien faire et se laisser mourir lentement. Pour se relever, il faut oublier. Oublier ce qui fut mon âge d'or, ne pas vivre dans un douloureux passé. Se complaindre, c'est s'enfoncer, et mourir lentement. Le peuple ne voulait pas oublier. Chaque pierre qui restait ne le voulait pas non plus. Chacune d'elles était marquée par les traces des mains de nos anciens hôtes. Chaque pavé, par leur pas. Personne ne pouvait oublier. Mais ne pas oublier, c'est tomber dans l'oubli. Cependant, grâce-à l'instinct de survie qui peut animer n'importe qui, ces gens tentèrent de continuer à avancer.
Ce fut là l'erreur. Il n'y avait que deux choix. Ils avaient choisi le troisième. Ils reconstruisirent, dans l'attente de nouveaux arrivants, mais chaque pierre, chaque pavé était marqué par ceux qui n'étaient plus. Ils ouvrirent grand mes portes, mais l'air alentour embaumai des parfums qui effrayaient quiconque voulait se faire conquérant, car cet air était celui qui flotte près des châteaux déjà conquis. Le jour, ils enfermaient les fantômes du passé, mais chaque nuit ils les invitaient à leurs tables, car ils ne voulaient pas oublier. Oublier. Comment un mot peut avoir une signification si grave. L'oubli.
Ils finirent par terminer les travaux, et ainsi me voilà, aujourd'hui. Je ne suis plus que l'ombre de ce que j'ai pu être. Et chaque soir, et chaque nuit, les fantômes du passé me demandent des les laisser partir. Seulement, ils sont autant mes prisonniers que je suis le leur. Je tente, et le peuple par la même, de vivre avec ces fantômes, ces murs recouverts de traces et ces pavés recouverts de pas, tout en essayant de redevenir le château que j'avais été. Le château qui, des années auparavant, avait intéressé la plus belle des armées d'invasion. Ce château que je ne suis plus. Que je ne serai peut-être plus jamais. Cependant, le troisième choix a été fait, il y a de cela si longtemps. Il faut donc faire face à ces fantômes qui nous effraient, et nous attirent. Le peuple doit, et moi par la même, comprendre, assimiler, que ce ne sont que des fantômes. Les appeler chaque nuit ne fera pas revenir les bibliothèques pleines, les journées ensoleillées, la lumière en mon donjon et le bonheur en mon cœur. Ce n'est au plus qu'un rêve agréable... pourtant, qui n'aime pas rêver...

2013

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